Fiche du Dandy's Portrait

De Mr. Henry... à Mr. Charles...

Le 27 janvier 1891,
Londres



Mon cher ami,

Lorsque ma lettre vous parviendra, je serai très probablement en grande conversation à propos d'une lecture, qui, j'en suis certain, n'a pas dû gagner sa place sur vos étagères à Oxford. Vous aurez beau dire, je sais bien que le titre même de l'œuvre fera rougir vos joues d'étudiant car même sans l'avoir lue, vous ne pouvez avoir ignoré son existence. Allons Charles, abandonnez un instant votre étude de Utopia, je suis sûr que ce cher Thomas More ne pourra vous en vouloir, et lisez la suite de cette lettre avec attention. Outre mon retour de Bath où j'ai passé un mois à me reposer et à réciter des vers de Coleridge à une certaine Miss Price, je souhaite vous entretenir de ma dernière lecture, comme je vous l'annonçais au début de ma lettre. Ne vous offusquez pas, et nommons l'œuvre. Il s'agit du Portrait de Dorian Gray.

Par pitié cher ami, ne soyez point si choqué : Oscar Wilde est un génie vous dis-je, et si à Oxford on vous dit le contraire, alors sachez que vous auriez affaire à des sots et perdriez votre temps en études quand à Londres, il y a plus de matière à apprendre.

Voyez-vous, Wilde est un personnage singulier, beaucoup s'accordent à le dire, mais ô combien talentueux. Dorian Gray, son protagoniste, est une création originale, bien qu'effrayante, qui met en évidence ce que notre bonne société s'accorde à dissimuler. Je n'ose vous en dire trop Charles, dans le cas où vous seriez tenté par cette lecture. Sachez toutefois que Wilde a une façon tout à fait exquise pour mettre l'ombre en lumière et faire apparaître les travers de l'homme. Dorian Gray peut être le reflet de chacun d'entre nous, Charles, je puis vous l'assurer. N'avez-vous donc jamais souhaité garder votre jeunesse et votre beauté pour l'éternité ? Et ne croyez-vous pas que dans ces circonstances, vous seriez tenté de repousser vos autres limites, celles qui n'apparaissent uniquement lorsque l'on fait abstraction du temps ? Allons Charles, ne me dites pas que l'idée ne vous a jamais traversé l'esprit. Aussi, je vous encourage à délaisser vos philosophes si prisés à Oxford pour vous tourner vers le génie de Oscar Wilde. 'Art for Art's sake' est sa devise mais aussi la raison pour laquelle il se montre si peu choqué par son récit tandis que la moitié de Londres ne peut s'empêcher de s'offusquer de si peu de pudeur dans sa description de l'âme humaine. Quant à l'autre moitié, je gage qu'elle n'a pas eu connaissance du Portrait de Dorian Gray.

Mais je m'oublie mon cher ami, et clôturerais presque cette lettre sans vous supplier une nouvelle fois de quitter Oxford et de nous revenir, à Londres. Oubliez un peu cet enseignement rigoriste que l'on vous dispense sous prétexte que vous appartenez à la fine fleur de la jeunesse de cette fin de siècle, et venez vous instruire à Londres. Outre le plaisir de ma conversation, vous retrouveriez également celle de ma tendre sœur, revenue de Bath elle aussi. Je sais que vous nourrissez des sentiments à son égard et en tant qu'ami, je me propose loyalement comme intermédiaire entre vous deux, portant poèmes et billets doux. Allons Charles, songez à cette paire d'yeux noisette, à ces boucles blondes comme les blés ainsi qu'à tous les autres attraits de Eleonore. Pensez-y bien et revenez-nous.

J'aurais aussi à vous présentez nombre de coquettes débarquées de Paris au passé si croustillant qu'il vous ferait presque rougir. On raconte aussi que des demoiselles de la bonne société auraient découvert, en héritant de la fortune familiale, l'existence d'une demi-sœur française, née hors mariage. Imaginez un peu le scandale ! A côté de cela, nous avons eu l'installation d'une espagnole en deuil, une héritière dit-on, dont personne n'a encore pu voir le visage. Et pour achever de susciter votre curiosité que je sais maladive, je vous fais part d'une nouvelle plus 'politique' dirons-nous. Ce n'est qu'une rumeur mais la presse mentionnait il y a peu des avancées dans l'enquête de Scotland Yard sur les rebelles irlandais qui, toujours d'après nos journaux, avaient eu l'intention de faire sauter le Parlement. Fort heureusement, il semble que pour l'instant, ils aient bénéficié de la malchance de Guy Fawkes car nos parlementaires se portent merveilleusement bien, si bien que l'un d'entre eux a prévu un bal la semaine prochaine et je vous conseille vivement d'y assister. Eleonore sera là également -dans sa merveilleuse robe bleu pâle, celle qui vous a permis autrefois d'admirer ses frêles épaules- tout comme la duchesse de S... qu'il me plairait fortement de connaître autrement que par le simple plaisir de sa conversation.

Charles, pour une fois écoutez votre ami et venez à Londres le plus vite possible. Vous ne pourriez le regretter.

Votre ami dévoué,
Henry ...

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